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Fantasia : Deux versions, dont une « historique » !

Tel que nous le connaissons aujourd'hui, Fantasia (1940) comporte une bande sonore qui fut enregistrée en deux fois, de 1938 à 1939. Initialement, un seul épisode devait être réalisé, L'Apprenti sorcier, sur la musique de Paul Dukas ; Walt Disney voulait redynamiser la carrière de Mickey, en perte de vitesse face à Donald. Pour accompagner ce court métrage de luxe, un orchestre d'une centaine de musiciens habitués des studios fut alors réunie à Los Angeles et dirigée par le chef Léopold Stokowski (1882-1977). Ce dernier, pour le reste du film, dirigea ensuite sa phalange habituelle, le Philadelphia orchestra.

Stokowski était un chef très médiatique. Il surprit le public en dirigeant sans baguette, ce qui était alors peu courant. Il aimait tirer des musiciens un son opulent, onctueux et lié. Il modifia la disposition habituelle des instrumentistes au sein de l'orchestre, autorisa la liberté de choix des coups d'archets pour les pupitres de cordes et prit plaisir à revoir les orchestrations de nombreuses oeuvres de Bach, Beethoven, Tchaïkovski, Sibelius. Stokowski veilla lui-même au mixage de la musique de Fantasia, car pour ce film, on avait inventé le Fantasound : grâce à ce procédé, 7 pistes sonores et 30 diffuseurs créèrent, avant la lettre, une version « surround » de la stéréophonie. Malheureusement, l'innovation passa presque inaperçue car, aux Etats-Unis, moins de quinze salles étaient équipées du matériel nécessaire pour en faire bénéficier le public ! Aujourd'hui, ces effets peuvent nous sembler un peu intempestifs. Des solistes installés au fond de l'orchestre surgissent au premier plan, des groupes d'instruments passent de gauche à droite, au risque de parasiter, voire de polluer l'écoute.

En 1982, pour améliorer la qualité du film, une nouvelle bande sonore fut élaborée. Elle coûta aussi cher à elle seule que la totalité du film en 1940 ! On la confia au chef d'orchestre, compositeur et arrangeur Irwin Kostal (1911-1994), l'homme qui avait présidé aux destinées musicales et cinématographiques de réussites telles que La Mélodie du Bonheur (1965), Chitti-Chitti Bang-Bang (1968) et, pour les studios Disney, de Mary Poppins (1964), de L'Apprentie sorcière (1971) et de Peter et Elliott le dragon (1977). L'un de ses titres de gloire, en tant qu'orchestrateur, fut sa participation au West Side Story de Bernstein. Pour Fantasia, il revit certaines des orchestrations de Stokowski et dirigea 121 exécutants, enregistrés digitalement. Curieusement, cette avancée technologique laissa les amateurs de marbre, si bien que, dès 1990, les studios Disney se décidèrent pour une restauration de la version sonore initiale : celle de Kostal fut alors retirée de la circulation.

Penchons-nous à présent sur les oeuvres qui composent Fantasia et voyons en quoi le film les a transformées. D'une manière générale, on peut dire que, chez Stokowski, le souci du détail l'emporte (et le procédé Fantasound y participe) ; il se montre plus engagé, tantôt dans l'humour, tantôt dans le lyrisme, tantôt dans la violence. Chez Kostal, esthétiquement plus distancié, prévalent des effets de groupe ; en outre, sa prise de son demeure très globalisante et légèrement réverbérée. Les deux versions, en tout cas, comportent de beaux moments.

Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 de Jean-Sébastien Bach (1685-1750)

Cette pièce célèbre a été composée pour orgue, entre 1703 et 1705. Stokowski l'a orchestrée pour la circonstance. A l'époque, la musique baroque était encore bien méconnue (la véritable révolution « baroqueuse » ne fit sentir ses effets que vers 1970). L'oeuvre de Bach n'était que très partiellement connue ; de nombreux musiciens réécrivaient entièrement les pièces anciennes pour les adapter à l'orchestre symphonique et leur permettre ainsi de gagner un plus large public. Vaughan Williams, Respighi, Elgar, Holst, Walton, Schoenberg, Mahler, Webern, Scherchen furent quelques-uns des maîtres les plus célèbres qui se livrèrent à cet exercice. Il faut reconnaître à Stokowski un don particulier, qu'il renouvela pour de nombreuses autres pièces de Bach. Il parvient à faire sonner l'orchestre comme un orgue par une utilisation judicieuse des bois, une manière de doubler les notes par octaves, un usage efficace du tuba contrebasse. Ses grands tutti, solidement architecturés et riches en cuivres, atteignent une puissance phénoménale, bien supérieure à celle d'un orgue jouant en plein jeux. Stokowski eut même l'idée, en prolongeant la durée de certaines notes à la fin des accords, de reproduire l'effet d'écho que l'on remarque fréquemment avec un orgue d'église.

Abstraite, la musique de Bach n'existe pour elle-même : la toccata (du verbe italien toccare, toucher : toucher le clavier avec virtuosité) et la fugue (une forme musicale savante, qui consiste à superposer deux thèmes, le sujet et la réponse, comme s'ils se poursuivaient, jusqu'à obtenir un tissu polyphonique dense), ne sont ni narratifs, ni descriptifs. L'utilisation d'images abstraites semblait donc parfaite pour illustrer cette pièce.

Les « baroqueux » étant passés par là, les instruments anciens ont retrouvé la faveur du public. Irwin Kostal a donc ajouté un clavecin à l'orchestre de Stokowski (il s'y intègre à ravir). Il a aussi discrètement pailleté la toccata de quelques touches de célesta.

Suite tirée du ballet Casse-Noisette, de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)

Le dernier ballet de Tchaïkovski, achevé en 1892, est l'un de ses plus grands chefs-d'oeuvre. C'est aussi un modèle d'orchestration et une oeuvre d'une grande richesse mélodique. L'argument est inspiré par un conte d'Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, revu et corrigé par Alexandre Dumas ; Marius Petipa en fut le chorégraphe. Une suite musicale fut tirée du ballet, sélection d'extraits destinée à être exécutée au concert. Fantasia a utilisé cette suite, en excluant ses deux premiers numéros, une Ouverture miniature et une Marche. Stokowski a pratiqué de nombreuses coupures dans la musique (surtout aux reprises), pour la condenser. Hormis dans la Valse des fleurs, elles parviennent à passer inaperçues. L'orchestration originale a été respectée. Les seules libertés prises avec la partition se trouvent dans la Danse de la fée Dragée et dans la Danse arabe, dirigées beaucoup plus lentement que leurs tempi véritables, dans quelques glissandi de trombones ajoutés à la Danse russe et dans la cadence de harpe de la Valse des fleurs, entièrement révisée dans les deux versions. Chez Kostal, la prise de son semble plus naturelle et rend plus supportable la lenteur de la Danse de la fée Dragée, que Stokowski affuble d'arpèges et de traits de violons supplémentaires. En revanche, la Danse chinoise perd un peu d'humour chez Kostal, tandis que Stokowski y remplace le glockenspiel par un célesta aux résonances fâcheuses. Enfin, Kostal articule davantage la Danse arabe, ce qui la rend moins coulante et plus légère.

L'Apprenti sorcier, scherzo pour orchestre de Paul Dukas (1865-1935)

Ce compositeur français n'était pas mort depuis très longtemps quand le film a été réalisé. Il s'inspira, en 1897, d'une ballade de Goethe pour raconter les mésaventures d'un jeune magicien téméraire. Stokowski y a pratiqué des coupures, minimalistes mais nombreuses, pour en resserrer la trame (pour n'en donner qu'une idée, aux numéros 15, 20, 28, 29 de la partition.). L'écriture de Dukas étant limpide et précise, ces coupes finissent par l'abîmer un peu. Le film suit, point par point, le sujet narré par la musique, ce qui constitue un point fort. L'absence d'effets stéréophoniques abusifs, chez Kostal, permet mieux d'appréhender l'oeuvre dans sa globalité ; peut-être la direction en est-elle plus onirique.

Le Sacre du printemps, ballet d'Igor Stravinsky (1882 - 1971)

Tout le monde sait que lors de sa création, en 1913, cette oeuvre fit scandale ; il faut cependant souligner que le choc survint non seulement par la musique, mais aussi par la chorégraphie de Nijinski et par les costumes, qui recréaient une Russie préhistorique barbare devant des spectateurs accoutumés aux sylphides romantiques en tutu. Préfigurant la Grande guerre par les forces qu'elle déchaîne, l'oeuvre mobilise un orchestre particulièrement fourni et atteint une complexité rythmique très exigeante pour le chef comme pour les exécutants. Stravinsky révisa la partition en 1922 et en 1947. Le « Sacre » est ordinairement considéré comme l'un des plus grands chefs-d'oeuvre du XXe siècle. Le compositeur songea tout d'abord, pour les studios Disney, à composer une pièce inédite ; il se rendit aux studios, sans faire de commentaires, lors de la réalisation de Fantasia, qu'il jugea sévèrement par la suite. Il est vrai que son oeuvre a été bousculée. Voyons d'abord la première partie de l'oeuvre, L'Adoration de la terre.

L'Introduction nous fait voyager dans l'espace, jusqu'à la terre encore en fusion, dont nous voyons les volcans et le raz-de-marée avec le Jeu du rapt. Sont alors supprimés les Rondes printanières, le Jeu des cités rivales et la Procession du sage. L'Adoration de la Terre et la Danse de la Terre sont repoussées à la deuxième partie.

La deuxième partie du ballet s'appelle Le Sacrifice. L'introduction est utilisée pour dépeindre l'apparition de la vie dans l'eau, les Cercles mystérieux des adolescentes deviennent l'illustration de la vie quotidienne des dinosaures dans les forêts. La Glorification de l'élue accompagne le combat du tricératops et du tyrannosaure, qui s'achève par la victoire de ce dernier avec L'Evocation des ancêtres ; le film montre ensuite la sécheresse au son de l'Action rituelle des ancêtres ; la Danse sacrale qui termine le ballet est supprimée. A la place, l'Adoration de la Terre et la Danse de la Terre extraites de la première partie de l'oeuvre nous montrent un dernier cataclysme ; les glissandi de cor sont particulièrement mis en valeur Stokowki. Curieusement, l'accord final de la Danse de la Terre a été changé par Kostal (qui le fait durer, aux cordes), tandis que son prédécesseur s'en est tenu à l'original (où l'accord, plaqué, est aussitôt étouffé). La reprise de quelques mesures du début du ballet permet de clore ce chapitre du film, avec une éclipse de soleil.

Symphonie N°6 en fa majeur op. 68 Pastorale, de Ludwig van Beethoven (1770-1827)

Créée en 1808, cette symphonie n'évoque pas tant la nature que les « impressions agréables » qu'elle produit sur le compositeur. L'oeuvre de Beethoven est universelle et pétrie de philosophie. Voilà pourquoi cet épisode de Fantasia a beaucoup dérangé. La musique, au propos spirituel et profond, se trouve colletée à des images burlesques d'un Olympe proche du cartoon. Même la poésie de Pégase ne pouvait compenser les pitreries de Bacchus ou les minauderies des centauresses. L'esprit très « Arts Déco » des images ne fait qu'accentuer ce hiatus, que beaucoup n'ont pas pardonné à Disney. Il faut préciser qu'au départ, une autre oeuvre était envisagée pour cet épisode mythologique, Cydalise et le Chèvre-pied, un délicieux ballet de Gabriel Pierné (1863-1937). L'oeuvre aurait infiniment mieux convenu : incisive, légère, drôle et pétillante, elle présentait cependant une difficulté, celle d'une trop grande fragmentation, qui rendait sa mise en images moins aisée. Certains prétendent que Stokowski, lui aussi, aurait préféré cette oeuvre.

Les coupures pratiquées par Stokowski dans La Pastorale sont nombreuses. Les versions de cette oeuvre sur instruments et effectifs d'époque, apparues dans les années 1970, nous font aujourd'hui apparaître cette interprétation datée, pâtissant d'un orchestre hypertrophié : deux fois les effectifs dont disposait Beethoven ! Cela conduit parfois à des aberrations, comme de devoir doubler certains pupitres solistes pour rétablir l'équilibre ainsi ruiné par cet empâtement. Des tempi trop ralentis et un manque d'articulation dans les phrasés, caractéristiques de l'époque du film, empèsent et solennisent inutilement l'oeuvre. Quoique très opulente elle aussi, la version de Kostal est davantage articulée et la prise de son, plus claire, l'allège un peu.

La Ronde des heures, ballet tiré de l'opéra La Joconde, d'Amilcare Ponchielli (1834-1886)

Tout s'arrange avec cet épisode, un ballet dont Disney a fait. un ballet, astucieusement satirique. L'opéra fut composé en 1876, Ponchielli le révisa en 1880 et Fantasia fit beaucoup pour sa postérité. L'un des gags à l'image (la chute de la ballerine hippopotame sur le danseur crocodile) est souligné par un coup de grosse caisse (ajouté à la partition): Kostal préfèrera l'éliminer. Sa version est légèrement plus élégante que celle de Stokowski, qui ne recule pas devant l'humour. La prise de son moderne met également en valeur quelques détails qui rehaussent l'éclat de l'oeuvre.

Une nuit sur le Mont Chauve, poème symphonique de Modeste Moussorgski (1839-1881)

Moussorgski composa la Nuit sur le Mont Chauve en 1867. Il la révisa plusieurs fois, l'adaptant pour choeur, puis pour orchestre en 1873. Cette dernière version, aux sonorités âpres et sauvages, fut reprise par Nicolaï Rimsky-Korsakof (1844-1908), peu avant sa mort ; il rendit la musique plus occidentale et policée. (Il eut la même approche, au sujet de Moussorgski, en achevant son opéra La Khovanchtchina et en réorchestrant Boris Godounov par deux fois, en 1896 puis en 1908). Pour Fantasia, Stokowski réorchestra entièrement la Nuit sur le Mont Chauve, pratiquant d'importantes coupures. La prise de son de 1940 rend l'oeuvre plus sauvage et violente que celle, très soignée mais souvent trop hédoniste, de 1982. Stokowski, lui, ne recule pas devant la laideur de certains sons (harmoniques de violons, crissements de bois, percussions agressives), ce qui décuple l'impact des images. Il nous ménage, dans la fin de la Nuit sur le Mont Chauve, une habile transition pour une version avec soliste (la soprano Julieta Novis), choeur (une cinquantaine d'exécutants) et orchestre du célèbre Ave Maria de Schubert. Le décalage temporel des deux oeuvres et des deux compositeurs ne se fait pas vraiment sentir.

Ave Maria, de Franz Schubert (1797-1828) ou E.D. Gesang,
tiré du cycle "Die Fraülein vom See" (La Dame du Lac), op. 52, D.839

Dans l' Ave Maria, la harpe joue le rôle que tient le piano, dans l'original ; le choeur y est utilisé avec de nombreux ports de voix et glissandi que l'on retrouve également dans Bambi (1942), sous les soins de l'arrangeur Charles Henderson. La mode en étant passée, Irwin Kostal supprimera tous ces effets en les remplaçant par des accords tenus, beaucoup plus lisses et moins démonstratifs. Son Ave Maria s'éloigne dans l'éther avec moins de ferveur.

L'enregistrement de Stokowski a été enregistré en un coffret de deux CD en 1990, chez Adès (10560-2 ADE 673). Il s'agit de la version actualisée et reportée sur support numérique qui a accompagné le retour de la bande son originale. La version d'Irwin Kostal a été immortalisée en deux CD séparés, chez Buena Vista CD, sous les références CD-001 DIDX 723 et CD-001 DIDX 724.

Michel Bosc - 06 décembre 2008

Michel Bosc est compositeur et orchestrateur. En 1971, il découvre « La Belle au Bois dormant » de Walt Disney, qui va décider de sa vocation musicale. Depuis, il en est en resté un admirateur inconditionnel ! Aujourd'hui, il vous offre une nouvelle analyse personnelle autour de sa passion musicale pour les oeuvres Disney.